"Je n'étais pas prédestiné à la pâtisserie. J'ai grandi dans les
Vosges, avec huit frères et sœurs. J'ai eu une enfance très dure, des
parents buveurs et violents. La cuisine était la dernière de nos
préoccupations et on ne prenait pas de goûter. Mais tous les jours, je
rêvais de flans, d'éclairs, de tartes au citron acidulées, comme autant
de havres de paix et de douceur inatteignables. Je voulais posséder tous
ces gâteaux que je voyais dans les vitrines embuées des boulangeries.
Je ne les avais jamais goûtés, mais, curieusement, je savais le goût
qu'ils avaient, ou plutôt, qu'ils devraient avoir Envers et contre tout, malgré mon enfance pourrie, gâchée, j'ai réussi à sauver la part d'enfant en moi, pour recréer ces rêves.
Le flan, je n'en ai jamais mangé d'autre que le mien. Mais je l'ai toujours imaginé. Gamin, je me souviens observer des gens à l'arrêt du bus croquant dans un flan. Il y avait d'abord un
crac, puis le moelleux fondant, je savais comment cela devait être. La
tarte au citron, c'est encore un autre parcours. J'en ai mangé une fois,
dans un resto. C'était mauvais. Je me suis d'abord dit, à quoi bon faire ça ? Et puis je me suis demandé comment le faire bien... Cela devait forcément pouvoir être bon, j'avais un souvenir "non vécu" de son goût. Ma mémoire fantasmée est ma mesure à moi."
Propos de Jacques Genin recueillis par Camille Labro pour M, le magazine du Monde, 7 juin 2013