mercredi 31 octobre 2012

Chien empaillé


"A quoi tenait le malaise que j'avais ressenti autrefois ? Etait-ce à cause de ces quelques rues à l'ombre d'une gare et d'un cimetière ? Elles me paraissaient brusquement anodines. Leurs façades avaient changé de couleur. Beaucoup plus claires. Rien de particulier. Une zone neutre. Etait-il vraiment possible qu'un double que j'avais laissé là continue à répéter chacun de mes anciens gestes, à suivre mes anciens itinéraires pour l'éternité ? Non, il ne restait plus rien de nous par ici. Le temps avait fait table rase. Le quartier était neuf assaini, comme s'il avait été reconstruit sur l'emplacement d'un îlot insalubre. Et si la plupart des immeubles étaient les mêmes, ils vous donnaient l'impression de vous trouver en présence d'un chien empaillé, un chien qui avait été le vôtre et que vous aviez aimé de son vivant."

Patrick Modiano. L'herbe des nuits. Gallimard, 2012.

mardi 23 octobre 2012

Paillettes micacées



"Disons qu'on a cinq ans, qu'on flâne dans la chaleur sirupeuse du soleil en contemplant d'un œil vague les paillettes micacées blanc d'argent qui parsèment les pavés, on se sent soudain assiégé par l'étrangeté : on comprend, pour la toute première fois, qu'on est vraiment en vie, et que le monde est réellement vrai ; et cette étrangeté se ramifie en rivière de questionnements". 



Cynthia Ozick, citée par Agnès Desarthe et Geneviève Brisac, dans
La double vie de Virginia Woolf, Points Seuil, 2004

jeudi 18 octobre 2012

montrer au lecteur la façon dont je produis ce récit sur le passé

 
"Une interprétation plus optimiste serait de penser que ce prix récompense aussi une forme d'histoire moins assurée ou moins arrogante, celle que Patrick Boucheron appelle l'"histoire inquiète". C'est une histoire qui non seulement renonce à la vérité à majuscule, mais aussi rend visibles les opérations par lesquelles elle se constitue. Elle refuse d'enlever les échafaudages devant les façades. Bien sûr, dans L'Histoire à parts égales, je présente Java en 1596, mais montrer au lecteur la façon dont je produis ce récit sur le passé m'intéresse au fond autant. Cette manière de faire produit des vérités plus modestes, plus circonscrites, mais aussi plus robustes.

La question de l'écriture est donc centrale. Non pas au sens du beau style, mais en termes d'écriture filmique, dans le choix de la focale de cadrage, de la scénographie, dans la façon dont on déploie une intrigue. 
 
[...] 
 
Faut-il déplorer un rétrécissement du public ?

Les trentenaires cultivés lisent beaucoup, et souvent des œuvres aux formats de narration très inventifs, de la BD alternative au roman expérimental. Si nous, historiens, continuons d'écrire comme dans les années 1910, nous les perdons en trente pages. Il faudrait être capable de scénariser un livre comme les séries anglo-saxonnes "Rome" ou "Les Tudor", qui échappent au récit linéaire. La construction de mon ouvrage, qui commence comme si tout coulait de source et se brise soudainement, est une tentative, inaboutie sûrement, en ce sens. "
 
  
Entretien de Romain Bertrand avec Julie Clarini, à propos de son Grand prix des Rendez-vous de l'histoire de Blois.  
Monde des Livres, 19 octobre 2012 

lundi 15 octobre 2012

Quand d'un monde insensé la photographie prend forme et que cette photographie en vient à former un monde qui a du sens



"C'est un genre [la photographie de rue ] qui n'a pas d'équivalent dans les autres arts.  Elle a produit certaines des plus grandes œuvres d'art de l'après-guerre... et pourtant l'art contemporain ne reconnaît pas la valeur de gens comme Lee Friedlander et Garry Winogrand. Il n'y en a que pour la photo mise en scène, comme celle de Jeff Wall, que je respecte par ailleurs. La photo de rue est considérée comme un instantané, un coup de chance, pas une œuvre d'art. Pourtant, entre la toile vide à remplir du peintre et la toile infinie de la vie dans laquelle puise le photographe, le problème est toujours le même : quelle forme fabriquer."

Paul Graham, in "Pour Paul Graham, il n'y a pas de moment parfait", article de Claire Guillot in
 Le Monde, 18 septembre 2012.



"Justement, on ressent dans votre travail, mais aussi dans vos écrits ou vos prises de parole un immense amour pour ce medium. Qu’a-t-il de si particulier pour susciter une telle passion ? Il est en connexion directe avec la vie. Avec un travail comme The Present, il s’agit de sortir dans la rue, de plonger dans le flot du temps et de la vie. Et là, de tenter d’attraper, de pêcher, quelque chose de significatif et de profond.  Ça paraît simple à dire mais, dans les faits, très difficile à réaliser. Contrairement à l’écrivain ou au peintre qui partent du vide, de la feuille blanche ou de la toile immaculée, ce type de photographie a pour point de départ l’infini, le monde infini. Tout se passe tout le temps. À chaque seconde, à droite à gauche, devant, derrière. Le choix est donc difficile : par où commencer ? Quel moment choisir ? C’est la qualité particulière et magnifique de la photographie. De ce type de photographie du moins. Elle vous engage directement dans la vie. On danse avec la vie."



Une conversation avec Paul Graham, par Remi Coignet, 17 septembre 2012, 
blog Des livres et des photos, http://deslivresetdesphotos.blog.lemonde.fr


mardi 9 octobre 2012

A travers les porte-plumes



"Je me souviens qu'en classe, dans un climat grisâtre, je m'échappais en regardant des paysages colorés à travers des porte-plumes. Eh bien, c'est ça, pour moi, les livres d'Echenoz."



Modiano, à propos d'Echenoz. 
Entretien croisé mené par Jérôme Garcin, Nouvel Observateur,  27 septembre 2012

samedi 6 octobre 2012

Comme si je les retirais de receptacles plus secrets



"J'arrive au domaine et aux vastes palais de la mémoire (campos et lata praetoria memoriae) où se trouvent les trésors d'innombrables images qu'on y a apportées en les tirant de toutes les choses perçues par les sens ; y sont déposés tous les produits de notre pensée, obtenus en amplifiant ou en réduisant les perceptions des sens  ou en les transformant d'une façon ou d'une autre ; j'y trouve aussi tout ce qui y a été mis en dépôt et en réserve et qui n'a pas été encore englouti et enterré par l'oubli. Quand j'entre là, j'évoque toutes les images que je veux. Certaines se présentent tout de suite, d'autres se font désirer plus longtemps, comme si je les tirais de réceptacles plus secrets. D'autres accourent en masse, et alors que j'en cherche et que j'en veux d'autres, elles se mettent en avant avec l'air de dire : "Ne serait-ce pas moi" ? ". Et moi, avec la main de l'esprit, je les chasse du visage du souvenir, jusqu'à ce que celle que je cherche se dévoile et quitte sa retraite pour se présenter à ma vue. D'autres viennent docilement, en groupes ordonnés, au fur et à mesure que je les appelle; les premières se retirent devant les suivantes et, en se retirant, elles sont cachées à ma vue, prêtes à revenir quand je veux. Toutes choses qui se produisent quand je dis quelque chose par cœur."

Saint-Augustin. Confessions, X, 8

vendredi 5 octobre 2012

Bang-bang, kiss-kiss




Probably the fault about my books is that I don’t take them seriously enough and meekly accept having my head ragged off about them in the family circle…You, after all, write ‘novels of suspense’ - if not sociological studies - where as my books are straight pillow fantasies of the bang-bang, kiss-kiss variety.
                                                                            Ian Fleming  dans une lettre à Raymond Chandler