lundi 24 septembre 2012

L'indécidable



"Le roman doit se donner les moyens formels de faire apparaître non plus un sens synthétique(du récit et de l'Histoire) qui serait hégémonique, réducteur, falsifiant et illusoire, mais les significations (non exhaustives, locales, isolées, essentiellement relatives, parfois divergentes, contradictoires, irrationnelles) des relations variables qui se nouent et se dénouent entre des parcours individuels et un devenir collectif. Quant aux logiques proprement historiques, Flaubert part du principe qu'à la différence du discours de l'historien le texte du roman n'a pas à les établir ni les interpréter, mais à les "représenter", c'est-à-dire à les donner à voir  sans les figer : les évoquer, les rendre sensibles, mais en les maintenant dans leur mobilité et leurs interrelations, en leur conservant cette irréductible sensation  de contingence, d'hétérogénéité, indécidable avec laquelle l'Histoire s'éprouve en temps réel, et sans statuer sur les causes et les conséquences."

Pierre-Marc de Biasi. Flaubert, une manière spéciale de vivre. Chapitre 14, l'engagement. Grasset & Fasquelle, 2009. 

L'inachevé



"Tout l'art consiste pour l'écrivain [ Flaubert ] à introduire le flou dans les images verbales : le flou n'est pas un déficit initial de la vision, c'est out au contraire ce qui se gagne par le travail de l'écriture, ce qui approfondit et élargit la représentation en la rendant fidèle au vide et à l'incertitude qui travers les choses. Il s'agit d'inachever le texte, au sens transitif et délibéré du terme. Le vague dans l'écriture, l'écrivain le construit lentement, page après page, en brisant méticuleusement les lignes trop nettes de l'évocation, en déconstruisant le dessin linéaire pur de ses propres références, en installant le vide des ellipses narratives par lesquelles le lecteur sera conduit à créer lui-même les médiations manquantes : bref, en remplaçant la figure d'une totalité narrative par le dispositif lacunaire et disjoint d'une œuvre traversée par le non finito. "

Pierre-Marc de Biasi. Flaubert, une manière spéciale de vivre. ch. 11, l'invention du flou (1857-1863). Grasset & Fasquelle, 2009.

Le flou, le vague, le vide


"D'un côté, le précis et le net, de l'autre, l'imprécis, l'approximatif. Au domaine du clairement délimité, de l'objet qui se détache nettement sur un fond,  s'oppose l'empire du confus, de l'impossible à cerner. C'est en jouant sur toutes ces significations que le mot 'vague' trouve dans les œuvres de Flaubert une utilisation assez insistante : 23 occurrences dans Madame Bovary, et 23 également dans l’Éducation sentimentale. Mais l'idée de 'vague' serait incomplète sans que que nous rappelle son étymologie. Le vague (vaguus en latin classique), c'est aussi le vacuus, le vacant, la friche (terrain vague), l'espace inhabité, le 'rien' sur lequel Flaubert voulait précisément que repose son 'livre' idéal : le vide qui sépare les entités stellaires, l'étendue d'une dérive dans l'infini. A cette idée de vide s'associe également l'idée d'errance, avec, dans la langue de Dante, une association seconde entre imprécision et harmonie : vago, en italien évoque à la fois le vide, le fluide et la beauté du flou, ce qu'il y a de séduisant dans la mobilité et l'inconsistance d'une forme comme la silhouette d'une femme ou la palpitation d'un étoile". 

Pierre-Marc de Biasi. Flaubert, une manière spéciale de vivre. ch. 11, l'invention du flou (1857-1863). Grasset & Fasquelle, 2009.

vendredi 21 septembre 2012

Un ragoût d'ongles noirs



Tirso de Molina. Le Trompeur de Seville et le convive de pierre. Tr. M. Espinosa et Claude Elsen, in Don Juan, textes réunis par Jean Massin. Editions Complexe 1993.

jeudi 20 septembre 2012

Great rambling queer old places they are




"In the Borough especially, there still remain some half dozen old inns, which have preserved their external features unchanged, and which have escaped alike the rage for public improvement, and the encroachments of private speculation. Great rambling queer old places they are, with galleries, and passages, and staircases, wide enough and antiquated enough to furnish materials for a hundred ghost stories, supposing we should ever be reduced to the lamentable necessity of inventing any, and that the world should exist long enough to exhaust the innumerable veracious legends connected with old London Bridge, and its adjacent neighbourhood on the Surrey side."


Dickens. The Pickwick Papers, ch. 10

mardi 18 septembre 2012

Lessico famigliare



"Nous sommes cinq frères et sœurs. Nous n'habitons pas la même ville, certains d'entre nous résident à l'étranger : et nous ne nous écrivons pas souvent. Il arrive, quand nous nous rencontrons, que nous nous montrions, les uns envers les autres, indifférents ou distraits. Mais il suffit, entre nous, d'un mot. Il suffit d'un mot, d'une phrase : une de ces phrases maintes fois entendues et répétées dans notre enfance. Il nous suffit de dire " Nous ne sommes pas venus à Bergame pour rigoler" ou " De quoi qu' ça pue l'acide sulfurique pour retrouver tout à coup nos anciens rapports, notre enfance et notre jeunesse, indissolublement liées à ces phrases, à ces paroles. 

L'une quelconque de ces phrases ou de ces paroles nous permettrait de nous reconnaître dans l'obscurité d'une grotte, au milieu de milliers et de milliers de personnes. Ces phrases sont notre latin même, le vocabulaire de nos jours passés, elles sont comme les hiéroglyphes des Égyptiens ou des Assyro-babyloniens, le témoignage d'un noyau vital qui a cessé d'être mais survit dans les textes, sauvés de la fureur des eaux et de la corrosion du temps.  Ces phrases constituent le fondement de notre unité, un unité qui subsistera jusqu'à notre mort, qui se recréera et ressuscitera dans les endroits les plus divers de la terre quand l'un de nous dira :
-Illustre monsieur Lipmann, et que, sur le champ résonnera à notre oreille la voix impatientée de mon père :
- Finissez-en avec cette histoire, je l'ai entendue des centaines de fois".

Natalia Ginzburg. Les mots de la tribu. tr. Michèle Causse, carnets rouges Grasset. 
Lessico famigliare, Einaudi, 1966.

mardi 11 septembre 2012

Tablier de boucher


"Être boucher et couturier n'est pas si éloigné. Tu travailles sur le rapport précis à la masse du corps et tu cherches à comprendre où le gras se positionne, où le muscle travaille. Quand mon père ficelait un bout de viande, il arrivait à avoir une superbe tension du fil. J'ai des images comme cela qui me reviennent quand je crée. 
Lorsque je l'aidais, je portais un sublime tablier blanc. Quand tu es plein de sang devant, tu prends le derrière et tu le replies. C'est hyper graphique. C'est le premier drapé que j'ai réalisé"


Roland Mouret
in Elle, 31 août 2012, article de Sophie Gachet "Roland Mouret, roi de la galaxy"

lundi 10 septembre 2012

Astaire / Kelly



"Quelles étaient les différences entre Astaire et Kelly ?

Il n'y avait que des différences. Leurs vies, leurs éducations, leurs statuts d'artistes étaient différents. Donc mon travail était très différent selon que je dirigeais l'un ou l'autre. D'ailleurs, on peut le percevoir à l'écran. Fred Astaire essaye de faire croire que n'importe qui peut réussir ce qu'il faisait. Sa danse paraît aussi naturelle que sa respiration. Gene Kelly est animé du sentiment inverse. Il montre qu'il réussit quelque chose que personne d'autre ne peut faire. C'est un danseur agressif et athlétique alors que Fred Astaire est délicat et romantique.





Stanley Donen 
entretien avec Jean-Sébastien Chauvin et Joachim Lepastier, Paris le 22 juin 2012,
 in Cahiers du Cinéma, septembre 2012. 
(il est aussi question de son projet de comédie musicale sur le mythe  de Frankenstein avec Michael Jackson qu'il admirait beaucoup)